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LE SIGNE INEFFABLE

ou

Comment Taire La Photographie !

Rachid BENDAOUD

 

 

Depuis son apparition, la photographie a été incapable d'assumer son propre silence. Autant que le commentaire, elle a suscité la comparaison. Comparaison dans un premier temps avec les modes de représentations qui l'ont devancée, puis, récemment, avec l'image numérique, le but étant de dégager ce en quoi la photo est particulière. Au fil des révolutions technologiques, notre conception de cette particularité a évolué, de même qu'ont évolué les autres arts sous l'influence de la photographie.

Une autre comparaison, où l'image moyen d'expression muet, est analysée avec les outils du système verbal, tente de définir celle-ci comme un langage des signes iconiques. L'existence du code étant prouvée pour le langage, la question fondamentale est de savoir s'il existe un code de ce code qui permettrait d'étendre par analogie sa puissance prédicative, de comprendre comment le sens vient à l'image, et de poursuivre l'idéal d'une combinatoire réglée une fois pour toute et n'étant pas à réadapter pour chaque image.

 

I- Les révolutions technologiques successives

1- Avant la photographie

Quelques siècles avant la photographie, l'image en Occident était essentiellement icône religieuse, elle-même objet de culte. Son côté vivant et surnaturel la faisait tolérer comme moyen didactique destiné aux populations analphabètes.

Après la Renaissance, l'image évolue lentement vers une représentation du réel et non plus du divin, bien que le caractère religieux ou mythique persiste. L'image devient chose profane, ne prétendant plus à l'éternité, mais seulement à l'immortalité de son auteur ou de ce qu'elle représente. Elle-même objet de délectation, sa dimension artistique est reconnue.

Dans le pays de l'islam, l'image n'avait pas entretenu les mêmes rapports avec Dieu. Il faut rappeler que l'un  des 99 noms divins est al musawir (celui qui donne forme, qui crée l'image). Son image c'est nous et le monde réel qui nous entoure. Plus tard, ce mot al musawir désignera le photographe, lui aussi créateur d'images, mais ses images à lui sont seulement un simulacre, un leurre qui séduit et induit en erreur, n'étant qu'un reflet de la réalité.

Mises à part quelques miniatures persanes, l'image figurative n'existait pas dans le monde musulman. Seul existe al musawir, et le monde réel qu'il a crée.

 

2- L'exploration de la photographie

Bien que découverte en 1826, ce n'est qu'en 1840 que la photographie d'objets en mouvement devient possible, avec un temps de pose inférieur à la seconde. Une période d'exploration et d'expérimentation a été nécessaire[1]. En ce moment-là, la photographie n'avait pas encore d'existence propre, elle se contentait de faire comme la peinture, de laquelle elle espérait tirer sa légitimité. Près d'un demi siècle s'est écoulé avant qu'elle ne puisse s'affirmer comme art à part.

La coupure de la photographie avec la peinture s'est produite non pas tellement avec les portraits de Nadar, qui cherchait toujours la ressemblance intime et obtenait des résultats proches de la peinture, mais plutôt avec les photographies de la Guerre de Sécession par Brady, Gardner et les autres.

Sous l'influence de la photographie, la peinture aussi a évolué, l'im­pressionnisme et le cubisme en sont en grande partie la conséquence. Un long débat sur la relation peinture/photographie s'est instauré sans se clore encore. Une question était également périodiquement énoncée, quoique parfaitement inutile et souvent de mauvaise foi : "la photographie est-elle un art ?" Citons aussi sa célèbre réplique : "Je ne sais pas si la photogra­phie est un art, mais il arrive parfois que des photographes soient des artistes".

Quant au monde musulman, il a subi la peinture presque en même temps que la photographie. Légèrement plus disposé envers la peinture, liée à un certain rang social, il eut la photographie en horreur, l'ayant subie sous la contrainte administrative qui affiche et catalogue pour mieux contrôler. Il a fallu plusieurs dizaines d'années avant que la photographie ne devienne un plaisir ou un support pour le souvenir.

 

3- L'éruption de la photographie

L'appareil portatif avec un film en rouleau qui apparaît en 1890 trace le chemin qui aboutit en 1925 à l'appareil photo de petite dimension beaucoup plus performant, avec un film 35 mm que le cinéma utilisait depuis déjà plusieurs années. Avancée technique importante puisqu'elle contribua à démocratiser la photographie. Celle-ci le sera tout à fait à partir de la deuxième moitié du siècle, tout au moins en Amérique du Nord et en Europe où la majorité des ménages possède l'appareil photo qui im­mortalise les temps forts de la vie.

Paradoxalement, la venue de la couleur en 1936, qui s'est accompagnée d'un grand succès commercial, n'a pas eu d'influence profonde et immédiate sur la photographie artistique, c'est en effet après cette date que l'essentiel de la production artistique en noir et blanc est réalisé.

La photographie n'a eu aucun mal à se placer dans les courants artistiques de l'époque et en particulier le surréalisme. D'autres tendances privilégiaient l'intuition et la spontanéité au moment de la prise de vue, introduisant ainsi la composante du hasard. Il était acquis que la photographie n'est pas objective, elle montre l'invisible qui cerne la réalité.

Aujourd'hui encore, l'usage de l'appareil photo dans les pays islamique reste limité. Les appareils les plus répandus ne permettent pas une grande créativité. Malgré cela, quelques artistes ont eu une reconnaissance mondiale et ont intégré des agences prestigieuses, sans pour autant que l'on puisse dégager clairement une photographie spécifique à ces pays.

 

4- Après la photographie, l'image numérique

L'image numérique, encore appelée image de synthèse ou image conçue par ordinateur, est sans conteste la révolution la plus importante de cette fin de siècle dans le domaine de l'image.

Certains considèrent que la différence essentielle entre la photo et l'image de synthèse est que cette dernière se passe de référent, ce qui lui confère l'attribut d'image virtuelle, c'est-à-dire, en fin de compte, un ensemble d'algorithmes. L'image ne constitue pas explicitement la trace du référent et la preuve de son existence passée comme c'est le cas en photographie, elle n'est pas produite d'après la réalité mais seulement d'après son auteur, elle ne possède pas le "ça a été" que Barthes considère comme le propre de la photo.

Ce point de vue, par ailleurs, laisse croire que l'image numérique s'apparente plus à la peinture, parenté lointaine il est vrai, car elle possède en plus la possibilité d'être animée, modulée ou interactive.

Il semblerait bien que cette absence du référent ne soit pas la caractéristique essentielle de l'image numérique car celle-ci s'inspire de la réalité pour construire des images toujours plus ressemblantes.

Selon Régis Debray[2], cette caractéristique essentielle pourrait se trouver dans la réponse à ces deux questions : comment cette image est faite ? Que peut-on faire avec ?

Technologiquement, l'image numérique est différente de la photo. Ce n'est pas l'interaction de photons avec une surface sensible, mais celle d'électrons avec un écran d'ordinateur. Bien que l'image numérique puisse exister sur support papier grâce à l'imprimante, son support de prédilection est l'écran. En effet, les logiciels qui permettent de la créer permettent aussi en général de l'animer, et lui ouvrent l'accès à un support autrement puissant : la télévision. Conséquence immédiate : l'image devient spectacle, elle n'est plus vue mais visionnée ! Son côté fonctionnel et ludique à la fois, la rend bien plus séduisante que la photo[3].

Aujourd'hui encore, l'image numérique sent le besoin de paraître comme la photo, étape nécessaire pour revendiquer une place sur les cimaises. Demain elle découvrira toutes ses potentialités créatives, et nous étonnera vraiment lorsqu'elle sera tout à fait libérée de la photographie. Réciproquement, l'influence que peut avoir l'image numérique sur la photographie est de pousser cette dernière à battre de nouveaux chemins de la même manière que la photographie, en son temps, avait poussé la peinture à évoluer vers des domaines inaccessibles à la photographie.

 

II- Le signe et le sens

1- Le signe iconique

Parmi les modes de représentation des objets, la photographie a la particularité d'entretenir un lien physique avec l'objet qu'elle représente, mais autant que la peinture, le dessin et d'autres techniques, elle est déjà une interprétation de son objet.

Dans la langue arabe, il existe une vingtaine de signes pour désigner de manière conventionnelle un cheval, en revanche, il y a une infinité de façons différentes de le représenter ; aucune convention ne vient limiter cette profusion de signes. Cette divergence paraît être un élément central dont les effets se répercutent aussi bien sur le sens que sur la combinatoire des signes iconiques.

Une autre différence entre ces deux types de signes réside dans leurs modes de structurations. Dans une photo, les signes iconiques sont tellement imbriqués les uns dans les autres et dépendants du contexte qu'il serait vain de décomposer l'image en unités du type morphème[4].

A vouloir absolument étendre les méthodes linguistiques à l'analyse de l'image, les signes linguistiques et iconiques deviennent interchangeables, ces derniers sont réduits à des pictogrammes. En effet, l'opération qui consiste à choisir pour sa simplicité un pictogramme valant pour toute une catégorie de signes iconiques lui ressemblant, passe outre une diversité et leur infinité, et risque fort de les dénaturer et de ne pas comprendre leur originalité. Il faut imaginer le signe iconique libéré du modèle verbal, hors de la sphère du langage articulé.

 

2- La question du sens

Les deux types de signes, linguistique et iconique, sont de plus en plus mis en symbiose (BD, pub, télévision...), mais agissent de manière différente. Le signe verbal aussitôt énoncé, se met à l'arrière plan de son sens, ce qui en reste est une information, alors que l'image se met toujours à l'avant plan de son sens, elle le dissimule. Quand on se rappelle une image c'est rarement à son sens que l'on pense mais plutôt à l'image elle-même.

Avec sa diversité, sa dimension infinie, le signe iconique est sémantiquement riche en nuances, il contient quelque chose d'ineffable, d'autres informations que celles restituables par le langage.

En revanche, le signe iconique n'est pas adapté pour communiquer certains types d'informations. Un bel exemple de cette duplicité est sans doute le livre de photographies et de texte que Depardon a réalisé en hommage à son ami disparu accidentellement[5]. Le texte raconte la mort, l'absence, le regret. Des 85 photographies contenues dans l'ouvrage, son ami défunt est présent dans six d'entre elles seulement, c'est sa façon de dire l'absence, mais il est clair que la photographie n'est pas douée pour la con­ceptualisation et la négation. Le reste des photographies est le récit d'un voyage en Amérique qu'avaient entrepris par le passé l'auteur et son ami, dans leur fascination partagée du désert. L'auteur refait ce voyage en pèlerin, visite des lieux qu'ils auraient pu voir ensemble... prétexte à de nouvelles photos, nouvelles ou vieilles où est la différence ? L'axe du temps semble aussi faire défaut à l'image, elle ne possède qu'un présent passé, toujours réitéré.

 

3- La combinatoire des signes

La question est de savoir si la linguistique a raison d'étendre son domaine d'application bien au-delà de son

 domaine de validité. La langue étant une forme particulière de code, elle a postulé que la linguistique est applicable aux codes, et que pour l'image, si la langue est absente, le code existe. Ce qui a permis l'analyse de l'image à partir des moyens du langage verbal dans une structure du discours[6].

Cette extrapolation pure et simple a trouvé sa meilleure application dans l'image publicitaire[7]. Les schémas conventionnels de la communication y trouvent un cadre idéal, cette image étant suffisamment pragmatique pour que le message soit facilement et sans équivoque décodable par le récepteur. Or cette réussite se limite à l'image publicitaire et à celles qui partagent avec elle son pragmatisme, elle ne s'étend nullement à l'œuvre d'art par exemple, car une caractéristique essentielle de l'œuvre d'art tient au contraire au processus illimité de son interprétation.

La photo est une trace de son objet, sa vraisemblance est forcée; l'erreur est impossible, il n'y a pas de photo fausse[8]. Pour une photo, toutes les combinaisons de signes iconiques sont identiquement valables, il n'y a pas de règles à transgresser, il n'y a pas de grammaire à laquelle on puisse faillir. Plus encore que l'inexistence d'une solution, son infinité nuit à la théorie.

 


[1] Photographies magazine, 150 ans de témoignage et de création, n°19, janvier 1989

[2] Vices et vertus de l'image, In Esprit, n°199, février 1994

[3] Régis Debray, Vie et mort de l'image en Occident, Gallimard, 1992

[4] Emile Benveniste, Problèmes de linguistique générale, T1 et T2, col. Tel, Gallimard, 1966

[5] Raymond Depardon, Le désert américain, col. Ecrit sur l'image, Ed. de l'Etoile/Cahiers du cinéma, 1983

[6] Umberto Eco, Le Signe, Ed. Labor, col. Média, 1988

[7] Geneviève Cornu, Sémiologie de l'image dans la publicité, Les Editions d'Organisation Université, 1991

[8] Michel Bouvard, Photo-légendes. Essai sur l'art photographique, Presses Universitaires de Lyon, col. Regards et Ecoutes, 1991