Page d'accueil

RACHID  BENDAOUD,

VISAGÉITÉS TELLURIQUES

Abderrahim KAMAL

 

 

Si l'on doit caractériser les travaux de Rachid Bendaoud dans sa série sur le village des potiers, un seul qualificatif s'impose : tellurisme. En effet, c'est de cet état de détermination réciproque entre terre et homme qu'il s'agit dans ces photographies. Chair de la terre et chair de l'homme sont faits de la même texture et de la même étoffe, invitent à la même rencontre du paisible. L'espace tellurique et l'espace de la figure humaine induisent le même type de visagéité : la terre est visage de même que le visage est terre.

 

La visagéité essentielle : portraits de terre, la terre-portraits

Faire poterie, c'est façonner, c'est donner forme à une substance étalée, la ramasser, souder ses unités poudreuses avec l’eau. Façonner un objet de terre, cest donner visage à ce qui jusque-là restait amorphe : substance sans visage, figures virtuelles que les doigts du potier (enfoncé dans le sol jusqu’aux hanches!) actualisent en y insufflant son "esprit". J. Beaucarne, dans l'un de ses textes, disait avec justesse, que les statues grecques étaient les photographies de l'époque. C'est dire que cette "sculpture du mou" est art de l'image. Seule différence : le photographe travaille contre le temps : tout se fait (doit se faire) dans une instantanéité vertigineuse. Le potier, lui, travaille le temps : tout se fait dans une durée qui a commencé avant lui et se poursuivra après lui : car la terre est le durable, l'éternel ; ce qui (a-morphe ou morphè) constitue le sol de l'Être, de tous les êtres, c'est-à-dire de leur substance. La chair de l'Homme est le prolongement périssable de la chair du monde (pour reprendre une formule de Merleau-Ponty). Cela explique pourquoi le photographe est fasciné par cette cité de terre : il voit en elle les limites de sa pratique même. Le potier est le double du photographe : il produit des images de l'éphémère. Autrement dit, à l’éphémère durable du potier s’oppose l'éphémère périssable du photographe. Ou encore, les portraits (de terre) de Rachid Bendaoud sont la falsification de la terre-portrait du potier. Car, il suffit de penser que celui-ci n'a pas besoin de lumière pour son faire-visage. Davantage, c’est dans un clair-obscur, à l'abri de la lumière vive que le potier façonne ses portraits.

Examinons à présent les types d'images que Rachid Bendaoud saisit : photographies tenues par les mains argileuses d'un homme souriant ; posters affichés sur un mur ; dessins à l’égyptienne de deux femmes et comme au fusain ou au charbon, derrière deux adolescents au regard mi-moqueur mi-interrogateur ; dessin à la craie blanche d'une mosquée. C'est en fait à un musée de la trace (et des types de figuration) que nous invite le regard de Bendaoud. Comme si l'origine de toute image se trouvait là en puissance. Ces espaces de terre ne sont plus, dans ce cas, des décors ou des lieux d'exposition, mais des lieux d'enracinement de tous les types d'images. Les portraits de terre sont, en un mot, la terre-portrait : ils véhiculent la même essence transsubstantielle : la visagéité de tout être, de toute chose : la visagéité originelle.

 

Visagéité de l'élémentaire

C'est justement cette visagéité originelle qui explique la sensation de sérénité qui se dégage des photographies de Bendaoud. Une visagéité qui appelle l’élémentaire. Car, le corps et sa chair sont en parfaite harmonie avec le corps et la chair du monde. Un silence paisible et serein règne dans ces images de tous les temps.

Comment le silence vient-il à l’image?

La photographie est de par sa nature silencieuse nous dira-t-on. Cela est faux vu le nombre de photographies scandaleuses par leur vacarme ou leur rumeur. Ce silence n'est ni de l’ordre de la forme ni de l'ordre du contenu, il est un au-delà qualitatif et indescriptible de l'image. Il est de l'ordre de l’Être de la chose représentée et non de son paraître : un homme souriant montre des photos de personnes dont on devine qu'ils sont de sa "souche" ; un autre, assis sur le degré d'une échelle regarde celui qui le regarde, alors qu’un enfant, à sa gauche, pris dans l'encadrement obscur d'une porte, les yeux baissés, triture un fil de fer ; un autre enfant, légèrement courbé, les mains délicates, balaie, dans une fixité qui frôle l'éternel recommencement des choses, un sol à la texture éternellement poussiéreuse ; deux jeunes adolescents fixent le regard de quelqu’un d'un air ambigu, comme Si la question durait au-delà de leur vie. Ce visage du paisible est, en fait, visagéité de l'élémentaire où le questionnement n'était pas encore aventure (parole, récit, Histoire) mais simplement étonnement.

 

Visagéités de l'a-temporel

Un jeune homme fixe de son regard un autre homme ; celui-ci est enfoncé dans le sol et façonne des poteries qu'il lisse. Entre les deux jeunes hommes, il y a une ouverture de lumière.

Ce qui caractérise cette image c'est le parallélisme ou plutôt le contraste qu'il y a entre les "personnages" ; l'homme-regardant s'inscrit sur un fond mural où sont écrits et dessinés une mosquée (avec un minaret, une toiture et un tapis) surélevée par un "Allahou Akbar" ; sur le côté gauche on peut lire un seul mot "Al ghad" (demain, ou l'à-venir). L'homme-terre, lui, s'inscrit sur un fond mural aux écritures latines : le nom du président français Jacques Chirac (écrit deux fois avec des orthographes fantaisites sinon maladroites) et, entre les deux "Chirac", trois prénoms : "Yamama" (colombe), "Khlid" (pour Khalid, l’Eternel) et "Youssef".

Ce dialogue des murs interpelle le véritable échange : un dialogue essentiel qui puise sa substance dans un au-delà du langage (français, arabe), un langage trans-temporel : la terre reste, les écritures passent. Par ailleurs, le "texte latin" semble s'inscrire dans la continuité du "texte arabe" : le "demain", "l’à-venir" qui termine le texte arabe s'enclenche directement sur l'actualité du "texte français". Cependant, les deux hommes semblent être en dehors de cette temporalité multiple des écritures (théologique, politique, "sentimentale") en dehors de cette temporalité temporelle : ils lui tournent le dos pour fixer l’essentiel, le temps de l'a-temporel, saisi entre un devenir et une permanence.

 

Le foyer originel

L'homme regarde le focus du photographe (Focus : mot latin qui signifie "foyer"). Il sort lui-même d'un foyer (le foyer d'un four) tenant d'une main une pile de brique de terre et cachant l'autre bras derrière lui.

Toute la composition repose sur le principe de la répétition : répétition de la même forme de brique et des mêmes tons de gris dans les composantes de l'image (mur, homme, objets) et dans les trois plans. En un mot, tout dans cette photographie est fait de la même texture originelle et selon le même principe : le principe de l’imbrication. Les Éléments sont tissés dans une sorte de continuum imbriqué : le chapeau de paille du potier répète les briques que celui-ci porte et celles-ci répètent à leur tour le mur qui répète les briques étalées en arrière-plan sur le sol ainsi que le mur qui les protège. Davantage, l'idée de focus est mise en abîme dans la structure-forme par où l’on voit tout le représenté de la photo : une ouverture, trou pratiqué dans un mur et représentant une forme irrégulière. Trait singulier : la posture du potier, son port de corps épouse la courbure de ta paroi supérieure de ce "focus". De surcroît, en épousant la forme de ce foyer et en portant ce poids de briques (au nombre symbolique de 7 : création originelle!? divine?!), l'homme ne semble pas souffrir d'une quelconque tension : le regard reste paisible, affable, comme l'esquisse du sourire qu'il dessine sur ses lèvres. Dans cette terre des origines, nulle angoisse, nul sentiment de misère : l'Homme accomplit une oeuvre qu'il sait remonter aux temps immémoriaux où le récit (la parole) semblait encore absent(e) : le silence de la photo vient ici de ce silence de la parole dans un temps où tout était fait de la même texture, pétri dans le même foyer originel.

 

L'élémentaire est aussi le rudimentaire et une luminosité

Comment se présente l'espace dans les photographies de R. Bendaoud?

Il est une caractéristique qui vient d'emblée au devant de notre vue : une luminosité d'intérieur et un rudimentaire extrême. Parmi les photographies qui nous préoccupent, peu sont des espaces extérieurs. Mais - grand paradoxe - si l'on observe attentivement la luminosité (et donc des tons de gris), on ne remarquera q’une différence de lumière minime entre espace extérieur et espace intérieur. Ceux-ci baignent dans la même lumière (originelle?).

le rudimentaire, lui, concerne ce par quoi ces hommes meublent leur espace de vie, quasi dépouillé : une échelle, une plaque de bois et un ballet, une table en fer, quelques pots de terre ou quelques cartons.

Le dépouillement de l’espace inscrit les images dans un hors-temps ou plutôt dans un temps où l'originel est encore présent, où la poussière des temps immémoriaux reste la seule matière : la matière de tous les commencements.

 

Visagéités telluriques

La question qui s'impose pour finir est : comment est-ce que le tellurisme de Rachid Bendaoud est-il devenu visage, c'est-à-dire image? Car la visagéité d'une oeuvre, d'une chose ou d'une personne est, non pas la qualité de ce qui montre un faciès, mais un type de représentation où tout renvoie à l'essence qualitative de la figure humaine, à son expérience. Et ici cette essence, cette expérience est tellurique, c'est-à-dire élémentaire, a-temporelle. rudimentaire.

L'originel est primordialement imaginal et celui-ci est primordialement tellurique. Il ne peut y avoir d'images sans cette visagéité qui est le fondement de toutes les images et de toutes les visagéités : la terre.